Il fait nuit noire. Le soleil n’est pas encore
levé. Les dernières étoiles qui scintillent dans le ciel se répondent unes à
unes dans un ballet féérique magistralement composé. Le vent est très léger et
les arbres se balancent avec nonchalance. Les animaux se terrent silencieusement
dans la forêt encore sombre tandis que la brume s’accroche, aux branches
durcies par le froid parce que la sève est déjà redescendue depuis quelques semaines.
Il est 5h30. Dehors, il gèle.
Les yeux encore légèrement endormis, le coureur s’extirpe
de sa couette. Il boit un grand verre d’eau, puis machinalement enfile un
collant chaud et une veste polaire par-dessus sa tenue de sport habituelle. Un
bonnet noir vissé sur la tête, il ouvre lentement la porte de la maison. Wouuuuah !
Il est 5h45, et le thermomètre affiche -3°c.
Le froid sec pince tout à coup le nez, un peu
comme cette sensation d’avoir mis ses narines sur un pot de moutarde, enfin un ancien pot de moutarde, de celle de mon enfance, celle qui piquait vraiment, parce que je ne sais pas vous, mais celle de nos jours ne pique plus. Les gants ne seront pas de trop. Allez ! C’est parti !
Le coureur débute son footing en traversant
quelques rues sous les lampadaires, immobiles et insouciants et qui se dressent avec
courage sous de petites lueurs bleues. Il progresse lentement en évitant quelques plaques de verglas sur lesquelles ses pieds soudainement engourdis par
le sol gelé perdent leurs appuis. Il déambule, tel un pantin mal vissé, en
cheminant sur les derniers mètres qui le mènent à la forêt…
La forêt, où,
malgré la nuit noire et glaciale, qui sommeille sous les glaçons scintillants
dans le ciel, laisse ressurgir une lueur pâle et blafarde en éclairant le
sous-bois silencieux. Il fait sombre. La gelée blanche immaculée apporte néanmoins
une douce lumière qui se réverbère suffisamment ; qu’il est pratiquement
impossible de quitter cette petite piste, qui s’enfonce au milieu de la forêt,
là, où les longs arbres maigres et décharnés, blanchis par le gel, se tiennent encore fièrement debout, par miracle, comme
des soldats blessés.
A chaque pas, sous le poids du coureur à la foulée
pachydermique, le sol craque et se fend. Le bruit sourd de l’écrasement des
pieds sur le sol gelé résonne dans une symbiose monocorde et fastueuse. Le corps
se réchauffe peu à peu.
Arrive alors cet instant où l’on ne sent plus le froid
piquant et vif autre part que sur le bout du nez. Un nez rouge et engourdi, qui
dépasse timidement d’un visage que l’on essaie de cacher en se renfrognant sur
soi mécaniquement, comme une taupe aveugle au petit nez rosie qui cherche son
chemin. De dos, le coureur, emmitouflé, ressemble à un corps noir étrange,
tâtonnant sur un sol glissant avec une foulée hasardeuse qui s’entoure d’un
halo de brume.
Le corps chaud respire et recrache à travers les vêtements, les
vapeurs lancinantes d’une transpiration incontrôlée. Le corps vit, le corps
vibre, le corps se donne et se morfond dans un plaisir unique.
Et le coureur
courageux s’imbibe de ces moments uniques, avec le sentiment profond et l’assurance
prétentieuse de vivre un instant personnel et privilégié. Ce matin-là, seul
survivant du matin éternel, le monde lui appartient. Là, au milieu des bois
immobiles et sereins, notre athlète solitaire se sent seul au monde. Un peu comme çà, même si le paysage traversé par le coureur n'a rien à voir avec celui du dessous, mais c'est sur le sentiment de solitude qu'il faut s'appuyer. Bref, vous comprenez ce que je veux dire.
Puis, lentement, le soleil se lève. Les doux jeux
de lumières, comme un immense arc en ciel qui s’étale dans le ciel, se
réverbèrent sur le sol humide et immobile. Les yeux se ferment alors légèrement,
éblouis, mais avides de découvrir la forêt qui se réveille sous chacun de ses
pas. Le coureur est bien car désormais il n’a plus froid. Sa foulée deviendrait
presque alerte et le bonheur de vivre cette course solitaire est démesurée.
Le bonheur, c’est simple comme poser le pied
devant l’autre.
Cependant, il est temps de rentrer et de retrouver
la civilisation.
Voilà déjà qu’on aperçoit au loin les véhicules
qui serpentent mécaniquement avec leurs jeux de faisceaux de phares
rectilignes, qu’on entend finalement le roulement des pneus et le craquèlement des feuilles endoloris par
le gel et le poids des véhicules, qu’on distingue le bruit bourdonnant de la ville qui s’éveille, et qu’on
entrevoit enfin à l’approche des premières maisons, là, à travers les carreaux des
fenêtres, les toutes premières à s’allumer, les silhouettes imprécises de ces
femmes et ces hommes qui se préparent à aller machinalement à leur travail.
Puis, le coureur s’approche de chez lui.
Les
lampadaires s’éteignent uns à uns, au passage de sa foulée dans un ballet
précis mais non calculé. Les premiers citadins se blottissent sous un abri de
bus, immobiles et droits, le regard hagard et sans vie. D’un geste machinal,
ils suivent du regard le coureur qui passe sans demander son reste. En
traversant la dernière rue, une voiture surgit et manque de renverser notre sportif,
dont la foulée imprécise jongle non sans mal avec les bordures du trottoir.
Les derniers mètres sont consacrés à une course
très lente… le coureur « fume », sous un halo de sueur bienfaitrice
qui s’évapore dans les premières minutes de la journée… Et comme une mort
annoncée, le footing matinal à jeun se termine, le coureur marche, son cœur ralentit
progressivement, les dernières gouttes de sueurs se libèrent le long des tempes
légèrement enflées et la morphine bienfaitrice de l’effort inonde
magistralement l’ensemble de son corps. La tête devient si légère…
Puis tout s’arrête, en un instant : retour
dans le monde de la routine.
Notre sportif arrive chez lui, tape
machinalement le code pour ouvrir le portail. Il le franchit en retirant
son bonnet noir humide et légèrement blanchi. Il glisse alors la clef dans la serrure de la porte et se laisse envahir par
la chaleur douce et agréable de la maison encore endormie. Une douche, un
bon petit déjeuner, et la journée normale commencera.
Seulement, un matin prochain, pas si loin que cela,
l’espace d’un instant et d’un instant seulement, il sait que le monde lui
appartiendra une autre fois encore.
Car le monde appartient tout simplement à celui qui sait le prendre.
Bien belle vérification de l'adage selon lequel "le monde appartient à ceux qui se lève tôt".
RépondreSupprimerLa qualité de la prose de gâchant rien à celle de la démonstration ;-)
J'ai eu le meme sentiment cette semaine en refaisant un footing matinal à 6h00. Enfin, je pensais...
RépondreSupprimerSauf qu'à Paris, aux Buttes Chaumont, à 6h00, il y a plus de monde qu'ici dans les Ardennes à 18h00
lol